Marwan Mohammed, sociologue et chercheur au CNRS, spécialiste des questions de violences urbaines, auteur de plusieurs ouvrages dont « Y’a embrouille », paru en 2023 aux éditions du Seuil, nous a fait l’honneur de sa participation au treizième épisode des Cafés de l’éducation prioritaire dont l’enregistrement s’est déroulé au rectorat.
Dans cet entretien, il revient sur les différents éléments qui l’ont poussé vers cette question des liens entre la jeunesse et les phénomènes de violence pour ensuite proposer des éléments d’analyse et de réflexion sur les liens entre échecs scolaires et "embrouilles".
Un parcours personnel qui a déterminé son domaine de recherches
Il revient dans cet entretien sur son propre parcours personnel qui l’a mis directement au contact de cette violence. Ayant grandi au cœur de Paris, à l’âge de 13 ans il arrive à Villiers-sur-Marne, où il se retrouve malgré lui en rivalité contre la ville de Champigny-sur-Marne. Il évolue professionnellement au plus près de ces questions en rejoignant des équipes de vie scolaire, des animateurs et des éducateurs. Ce questionnement personnel a été transformé en problématique sociologique dans sa démarche de chercheur. Cette trajectoire personnelle a d’ailleurs eu une influence sur le choix de ses sujets d’études ; dès lors, il a été question de décoder l’implicite, d’analyser l’ensemble des éléments qui construisent ces tensions entre les jeunes sur le terrain.
« L’embrouille » n’est pas la « rixe » : décodages
Après avoir distingué la « rixe » de « l’embrouille », en soulignant le rôle de cette terminologie dans les médias, il retient le terme « embrouille » qui recouvre l’historicité des tensions entre les bandes, alors que les « rixes » sont des phénomènes plus ponctuels. « L’embrouille » s’inscrit dans une temporalité plus longue, dans un faisceau de liens plus étendu, qui en fait une culture à part entière dans les quartiers populaires. L’épaisseur sociale du mot « embrouille » s’explique ainsi par l’inscription de conflits plus ou moins latents, entre un nombre d’individus très importants, pour des raisons qui se sont complexifiées au fil du temps. Marwan Marwan Mohammed explique également que ces embrouilles jouent un rôle de régulation sociale.
Le rôle central de l’échec scolaire dans l’ancrage des embrouilles
De fait, il existe tout un écosystème de l’embrouille qui comprend les individus qui composent cet engrenage ; entre ceux qui alimentent les conflits et ceux qui les tempèrent, les rôles sont nombreux et complexes. Le sociologue souligne d’ailleurs que la disponibilité à l’embrouille augmente dès lors que l’échec scolaire est marqué. Les jeunes qui connaissent une trajectoire scolaire complexe et surtout marquée par l’échec scolaire sont ceux qui alimentent, de façon substantielle, le vivier des « embrouilleurs ». Les difficultés scolaires de ces élèves « non accrocheurs », souvent issus des quartiers politique de la ville (QPV), impliquent un déclassement symbolique dans les foyers familiaux. Ces élèves cherchent alors une forme de reconnaissance sociale en rejoignant des « bandes », ce qui peut être considéré comme une forme de réponse à un besoin de narcissisation.
Le principe de loyauté et le besoin de protection à la base des phénomènes de bande
Le basculement se fait également en raison d’une économie morale. Ils rejoignent les « bandes » par loyauté, dans une logique qui rappelle une certaine forme de « féodalité » et de respect de codes de l’honneur. Certains contextes d’adversité poussent les jeunes à rallier ces bandes ; le besoin de sécurité, de protection prévaut et explique un basculement plus subi que choisi. Ces contextes d’adversité peuvent même parfois se déporter dans l’espace scolaire.
L’école lieu de socialisation ou de fragilité ? Un véritable casse-tête dans les bassins de rivalité
Loin d’être envisagé comme un terrain neutre, l’espace scolaire, espace public par excellence, est un lieu où les conflits existent mais restent en suspens. Cependant, les alentours des espaces scolaires, notamment les parvis, sont d’ailleurs les lieux où les conflits se produisent le plus souvent. Pour les élèves en échec scolaire, dans les bassins de rivalité, cette fragilité est décuplée. La cartographie scolaire reste un point d’achoppement et mériterait une réflexion collective selon le sociologue.
Le poids de l’embrouille sur l’orientation scolaire
La concentration est impossible pour les élèves qui sont impliqués dans les embrouilles. Cette situation a un retentissement sur sa ponctualité, car les débuts de journée et les fins de journées sont des moments d’instabilité pour ces jeunes, souvent ciblés par des guet-apens au cours de leurs trajets. Les jeunes de ces bandes sont socialisés à l’embrouille mais cette socialisation n’empêche pas de socialisation scolaire mais peut parfois la court-circuiter. Ce qui peut expliquer aussi certains choix d’orientations qui dépendent plus de questions de sécurité que de questions de choix professionnels mûrement réfléchis. Les élèves impliqués dans ces embrouilles subissent leurs parcours scolaires plus qu’ils ne les décident pour éviter de se retrouver dans un lieu géographique risqué ; les familles soutiennent le choix de leurs enfants, conscients de cette dangerosité pour leurs enfants et se sentant impuissants dans la plupart des cas, étant eux-mêmes freinés dans leurs mobilités pour des raisons économiques.
L’école pourrait-elle être un espace d’apaisement ?
Le sociologue souligne la spécificité de la cartographie des bassins de rivalité, qu’on retrouve davantage en Ile de France. Des solutions scolaires pourraient être apportées pour apaiser ces tensions et permettre à ces jeunes de regagner en sérénité. L’école peut donc jouer un rôle dans l’accrochage scolaire en améliorant le climat scolaire. La réduction du vivier des jeunes impliqués dans les embrouilles peut être rendue possible par la mise en place de politiques publiques plus efficientes. Le déploiement d’un réseau de partenariats associatifs intervenant en lien avec l’école et les familles peut permettre d’optimiser la coéducation. Un système de mentorat auprès d’élèves en fragilité peut s’avérer efficient. Les ressources éducatives disponibles à la maison, comprenant ainsi la notion familiale en son sens le plus large, peuvent faciliter le raccrochage scolaire. Les parents sont mobilisés sur ces questions mais leurs marges d’actions se limitent à leur autorité éducative, que certains ont perdu. L’école, en éducation prioritaire, peut jouer un rôle de contrepoids à condition qu’elle se saisisse de l’ensemble des codes et de l’implicite de cet environnement social marqué par les violences urbaines. Une formation des enseignants, couplée à une réflexion sur leur expérience, peut permettre de juguler certains effets liés aux violences. Cet accompagnement peut permettre de jouer sur la qualité du climat scolaire. La sensibilisation des jeunes, par le truchement de partenaires associatifs, peut aussi sensiblement influer sur la réflexion collective des jeunes sur les phénomènes d’embrouille mais aussi, plus largement, sur des constats liés aux stéréotypes de genre, la question de la masculinité notamment. L’école peut ainsi contribuer à la déconstruction des codes qui fondent l’écosystème même des bassins de rivalité.
Le traitement médiatique de « l’embrouille »
Certains médias renforcent les représentations stéréotypées sur les jeunes des quartiers ce qui les prédispose mal vis-à-vis de ceux-ci. Un certain rééquilibrage des visions est apporté par les réseaux sociaux, ils peuvent même jouer un rôle de contrepoids dans la construction même du phénomène de « l’embrouille ». Les réseaux sociaux sont des caisses de résonnance des conflits ; ils peuvent les amplifier, par le biais d’une éditorialisation des embrouilles et un jeu de scénarisation. Cependant ils n’ont pas influé de façon nette sur l’augmentation du nombre de conflits. Selon le sociologue, le rapport aux quartiers a changé en raison de la représentation transmise par ces médias.
Les « Cafés de l’éducation prioritaire », rendez-vous commun aux trois académies franciliennes, invitent, plusieurs fois par an, des personnalités, dont l’expertise est reconnue, autour d’une question relative à la prise en charge, par les pilotes et l'ensemble des acteurs, des besoins des réseaux d’éducation prioritaire.
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Mise à jour : mars 2025